Inutile de le contester plus longtemps, le pouvoir transformateur de l’Intelligence Artificielle générative fait déjà la démonstration de sa puissance depuis plus d’an an. Pour autant, il s’agit dans cet article de s’interroger sur la portée immédiate et future de cette transformation pour les métiers d’enseignants et de chercheurs mais également sur les gouvernances des établissements d’enseignement supérieur. Quels sont ceux qui sont les mieux partis, quelles universités ont accueilli avec enthousiasme les perspectives de ce changement majeur ? Quels sont les enjeux éthiques et sociaux que posera l’usage intensif de l’IA ?

A en croire le premier ministre et ancien ministre de l’éducation, Gabriel Attal, notre pays est capable de développer une IA « souveraine », afin de simplifier les services rendus au public. Albert sera bientôt là, au service des personnels de l’administration fiscale, et des usagers. « Pour les agents comme les usagers, j’en suis convaincu, l’IA sera une chance pour remettre l’humain au cœur de nos services publics. À l’IA les tâches répétitives, les tâches automatiques ; à nos agents le contact, le relationnel », a-t-il déclaré récemment à la presse.

Quant aux étudiants, ils pourront s’appuyer sur Aristote, autre intelligence artificielle française, qui générera des évaluations pertinentes au long de leur apprentissage. Ce projet qui utilise des IA génératives souveraines, sera présenté sous la forme d’un premier prototype le 9 juin prochain. Aristote est né de l’imagination de quatre étudiants évoluant dans le cadre du Paris Digital Lab  de CentraleSupélec, qui cherchait à améliorer le processus de révision à partir de vidéos en utilisant l’IA. Aristote est aujourd’hui un projet porté par CentraleSupélec et est naturellement développé dans le respect des données personnelles des étudiants. Les premiers résultats sont très prometteurs, au point que la plateforme Esup-Pod intègre Aristote pour améliorer les vidéos qu’elle héberge et diffuse.

La vitesse d’adoption de l’AI générative en France est remarquable puisqu’en un peu plus d’un an, ce sont 60% des français qui l’utilisent déjà et 87% qui en ont entendu parler. Plus agile que les autres, les 18/24 ans ont massivement adopté ces nouvelles technologies puisque 70% les utilisent personnellement. Une population qui est justement le public de l’ESR et qui se montre très à l’aise avec la génération de contenus, étant née dans le monde des réseaux sociaux et des fake news. On relèvera dans cette étude publiée par l’IFOP [1], que seuls 22% des plus de 35 ans sont utilisateurs, à l’heure actuelle. Mais l’étude souligne par ailleurs, que les usages professionnels sont fortement encouragés par les managers ou les directions des organisations, sans doute afin de retrouver une productivité en baisse depuis 2019, dans notre pays.

Heureusement, les questions de transformation ont dépassé l’enjeu premier de la mauvaise utilisation de l’AI générative, et notamment de la crainte de la triche généralisée et de la perte de sens des évaluations classiques. Rapidement les enseignants ont vu l’opportunité prendre l’avantage sur l’éventuelle menace, comme en témoignent par exemple les échanges du débat organisé par l’Université de Lorraine le 22 Mars dernier (Lire notre article sur L’Odyssée Pleiades).

Il faut souligner l’effort de formation qui a été déployé pour les accompagner. Comme le souligne David Cassagne, Vice-Président numérique de l’Université de Montpellier, lors d’une table ronde de France Université Numérique, consacrée au sujet, « l’AI peut être utilisée comme assistant à la fois dans la création d’évaluation, de contenus pédagogiques et aussi pendant les activités en cours. Ces opportunités de transformer la pédagogie sur la forme s’accompagne d’une transformation sur le fond dans notre façon d’enseigner. On ne va plus enseigner la même chose. »

Il est souhaitable dans ce contexte de rappeler que l’enseignant n’est pas seul face à la machine. C’est tout l’établissement qui vit cette transformation en profondeur tant dans les pratiques et usages du quotidien de ses métiers que dans sa mission principale.

Ainsi l’Université de Genève précise son rôle en ces termes : « L’institution se doit de proposer dès maintenant des mesures d’accompagnement et des recommandations adaptées aux évolutions techniques, économiques et sociales entourant le développement des IA.

L’usage de ces outils doit être accompagné de formations permettant :

  • d’en cerner les caractéristiques  (fonctionnement, limites, enjeux éthiques),
  • d’apprendre à en tirer le meilleur parti (formulation de prompts),
  • de maitriser l’intégration des contenus produits par leur biais dans les rendus finaux (méthodologie, citation). »

C’est par exemple, le cas de Sciences Po, qui comme l’indiquait Jean-Pierre Berthet dans son intervention à l’Université de Lorraine lors de l’Odyssée Pleiades en mars dernier, a créé un module d’e-learning à destination des apprenants, des enseignants et des personnels administratifs, pour rappeler le respect de l’exigence académique.

On le constate sur de nombreux sujets, l’IA générative influe désormais sur les orientations stratégiques des universités et elle aura un impact sur tous les corps de métiers. Dans ce contexte d’adoption rapide de la technologie, comment penser la politique d’établissement à l’ère de l’IA ?

« Il semble qu’aujourd’hui l’IA entre à l’université via des outils qui sont amenés directement par les personnels, inversant ainsi totalement la tendance ancienne, qui voyait l’université donner accès à des outils qu’elle avait préalablement choisis, » rappelle Raphael Costambeys-Kempczynski, ancien vice-président et administrateur provisoire de l’université Paris 3 Sorbonne Nouvelle et actuel directeur de l’éducation au Learning Planet Institute.

« Il y a toujours un équilibre à trouver entre la vitesse à laquelle on veut avancer vers l’innovation, et les contraintes légales et juridiques qui encadrent l’acceptation de nouvelles technologies, notamment dans le respect des conditions de la commande publique. Rassembler des équipes pour établir un cahier des charges d’un marché public, et rédiger ce document, est un exemple de la consommation de ressources que l’on pourrait améliorer fortement. A condition de comprendre que l’IA générative est un outil d’aide à la réflexion, il y a des gains de performances à chercher. De la même façon, il ne s’agit pas de supprimer des postes, d’enseignants ou de personnels administratifs, mais bien au contraire de donner plus de temps à chacun pour mieux faire son métier. Les outils comme l’IA générative peuvent redonner du temps au chercheur, au bibliothécaire pour le réinvestir sur leur mission fondamentale. Cela fonctionne aussi avec la DSI qui passe trop de temps à être support et à répondre à des questions facilement données par l’IA », ajoute Raphael Costambeys-Kempczynski.[2]

Les ressources en personnel n’augmenteront probablement pas à l’avenir, mais le temps utile à la mission pédagogique sera sans doute impacté positivement par l’utilisation de l’IA. 

L’autre axe de réflexion sur les usages de l’IA dans le monde universitaire, concerne naturellement la souveraineté en matière de données, utilisées en priorité par les chercheurs. Les progrès de l’IA offrent de nouveaux outils pour transformer la manière dont nous collectons, organisons et exploitons les connaissances scientifiques. Quelles sont les applications pratiques de l’IA pour améliorer la qualité, la précision et la pertinence des bases de données scientifiques et pour optimiser la recherche bibliographique, améliorer l’identification et l’évaluation de l’expertise scientifique ?

Les modèles d’Intelligence Artificielle sont très dépendants de la qualité des données qui les alimentent et les font progresser dans la pertinence de leurs réponses. C’est par une amélioration constante de la qualité de la donnée que nous pouvons imaginer réduire à la fois les biais et parfois hallucinations qui sont produits par l’IA générative. Et ce processus doit nous guider vers de meilleurs outils au service de la recherche, dans un cercle vertueux, promis par la souveraineté.

Outre cet aspect qualitatif de la donnée traitée par nos chercheurs, les établissements universitaires français doivent encore définir une réelle gouvernance. Comme le révèlent les travaux de chercheurs de l’Université de Bordeaux, « l’absence de gouvernance expose indifféremment les organisations à de nombreux risques d’ordre règlementaire, sécuritaire et logistique qui entravent la bonne gestion des données et amènent à questionner leur fiabilité et légitimité ».

Mais alors que les universités anglophones se sont emparées du sujet de la gouvernance des données depuis une dizaine d’années, les initiatives françaises sont encore très peu nombreuses ou abouties. « Les modes d’expression de la gouvernance universitaire en France, bien plus décentralisée que celles du monde anglophone, ajoutent de la difficulté à une situation naturellement compliquée. En effet, la mise en place d’une gouvernance des données est complexe et soulève des problématiques diverses. En amont de la nécessité de les résoudre se pose celle de les identifier », précisent les auteurs, Guy Melançon, Nathalie Pinède et Ugo Verdi.[3] Précisons que leur travail s’appuie sur le projet GouD, l’un des projets du programme ACT (Augmented university for Campus and world Transition) de l’Université de Bordeaux. Il s’agit là d’un travail prospectif sur la gouvernance des données, qui examine l’état de l’art sur les questions de gouvernance pour cerner les particularités du contexte universitaire français et in fine proposer un modèle de gouvernance spécifique aux établissements ESRI.

On le comprend la transformation est en cours. De nombreux chantiers ont été ouverts par l’émergence soudaine de l’Intelligence Artificielle sous sa forme générative. Les utilisateurs individuels ont le plus souvent pris de vitesse les organisations et institutions de l’enseignement supérieur, attirés par une facilité d’usage inédite.

Aujourd’hui l’ESR français démontre son agilité dans l’adoption rapide des nouveaux outils, à des degrés divers de l’expérience étudiante. Reste à prendre conscience du changement bien plus profond que va générer l’IA et ses usages, tant sur la pédagogie proposée que sur la gouvernance des établissements de l’enseignement supérieur.

Nous sommes certains que le monde universitaire bouge déjà dans cette voie vers un meilleur futur.