Une rencontre autour de l’accès à la connaissance
Interview croisée avec Jean-Pierre Berthet, Directeur délégué au Numérique de Sciences Po et John-Edwin Graf, CEO de Memory.

SOURCES est un commun numérique imaginé par l’équipe de Sciences Po sous la direction de Jean-Pierre Berthet et réalisé par l’équipe de Memory, dirigée par John-Edwin Graf. Fusion entre les savoirs, la culture de l’institution d’enseignement supérieur français qu’est Sciences Po et l’agilité, la technicité et la vision de l’expérience utilisateur rassemblées par une EdTech française. Nous avons eu le plaisir de poser quelques questions à ces deux personnalités passionnées par le savoir et le partage, afin de mieux comprendre l’immense saut dans la connaissance qu’ils proposent à leurs publics.

Avant tout, rappelons que ce projet est déjà lancé et utilisé, mais qu’il est également en constante évolution, tant les usages et les attentes qu’ils génèrent sont diverses et créatrices de nouveaux défis. SOURCES est un outil, une plateforme de savoirs mis à la disposition de tous, tant pour être consultés que pour être réemployés par celles et ceux qui le souhaitent. Plus de 2000 contenus y sont actuellement répertoriés. Un objectif de 30 à 50 000 contenus se profile à l’horizon des prochaines années.

Comment est né ce projet et comment se rencontrent deux organisations aussi différentes, est une question que tout le monde se pose. Posons-la à nos deux invités !

Jean-Pierre Berthet : Lorsque nous avons commencé à imaginer un moyen de rassembler la connaissance, les contenus produits par notre école, nous avons d’abord cherché à sortir des limites du mono-media. Nous souhaitions absolument intégrer des textes, des images, des vidéos, des podcasts et bien sûr qu’il s’agisse de contenus pédagogiques, de conférences, de travaux de chercheurs ou d’étudiants ou de toute forme de savoir. A la différence de l’accès via des moteurs de recherche comme Google, nous ne rendons visible que ce qui est produit et labélisé par Sciences Po. Toute la question était de savoir comment rendre ces avoirs accessibles, comment les organiser et comment les « faire parler » pour les utilisateurs ? Nous pensons que c’est une mission de service public, pour notre institution, que de rendre cette connaissance de haut niveau, accessible au plus grand nombre. Justement parce que nous sommes une école élitiste, il nous fallait créer ce lieu de partage. Nous avons fait appel à un marché d’innovation, qui nous a permis de contractualiser avec Memory et de donner vie à ce projet. Parce que ce type de marché nous permet de travailler en co-construction, nous avons construit ensemble SOURCES. Nous n’aurions pas trouvé quelque chose de semblable sur le marché ; il nous a fallu dépasser la première intention qui était de valoriser les travaux de nos étudiants. Nous avons découvert ensemble que nous avions un énorme potentiel de développement de ce lieu de connaissances. C’est d’ailleurs ce côté très humaniste d’une vision commune de ce que permet l’accès à la connaissance qui nous réunit dans ce projet. Sa réussite provient de cette forte relation de partenaires que nous avons su créer.

“Il est très intéressant pour nous de pouvoir identifier des besoins et des choses sur lesquelles on peut améliorer l’expérience et éventuellement ajouter des fonctionnalités.” – John-Edwin Graf

John-Edwin Graf : Tout à fait. Je crois que le plus important pour nous, parce que nous sommes une jeune entreprise et pas un grand groupe, c’est de pouvoir avancer avec nos utilisateurs. Comme l’UX, au sens le plus large du terme, est au centre de nos préoccupations, à la fois sur le développement d’outils, d’interface, d’ergonomie, notre priorité est surtout la façon dont on réalise le projet et cette façon de collaborer avec l’utilisateur. Il est très intéressant pour nous de pouvoir identifier des besoins et des choses sur lesquelles on peut améliorer l’expérience et éventuellement ajouter des fonctionnalités. C’est aussi ce que nous a permis le marché d’innovation, dans l’évolution des choses, dans la roadmap, dans la prise de besoins, dans le développement lui-même. Finalement, c’est, je trouve, un challenge qu’on arrive bien à résoudre ensemble.

Magnifique !
Mais donner accès à des savoirs, à la connaissance créée et diffusée par une école qui abrite une certaine élite intellectuelle française, est-il encore un enjeu de société ? Est-ce qu’à l’ère du numérique nous n’avons pas accès à tout ?

Jean-Pierre Berthet : Vouloir la valorisation de ce que l’on fait, c’est aussi finalement donner à voir ce que Sciences Po a à dire, ou ce que les gens qui viennent à Sciences Po disent sur certains sujets de société. C’est aussi la conviction que si l’on pense tout trouver sur internet, l’angle de vue que l’on donne à la connaissance accessible est également essentiel. Parce que nous souhaitions ouvrir l’accès à tout cela aussi bien à nos étudiants, à des lycéens, des enseignants et des chercheurs, il nous fallait créer un lieu où tout rassembler. Et c’est aussi le sens du nom de ce projet qui explique la démarche. SOURCES signifie que l’on remonte à la source du savoir, dans une époque où l’on trouve tout et son contraire sur internet et où il est parfois difficile de distinguer le vrai du faux. Alors autant donner accès aux sources.

Dans cette volonté de rendre des contenus accessibles, se pose tout de même la question du niveau auquel le public accède.

Est-il aisé, par exemple, de suivre une conférence bilingue sur l’anthropocène ? Comment savoir ce qui s’offre à chaque catégorie de public ?

Jean-Pierre Berthet  : On va avoir des choses qui vont être assez accessibles et d’autres qui vont être de plus haut niveau. Mais c’est aussi volontairement qu’on met tout à disposition. Là, typiquement, la ressource dont nous parlons, je la vois bien utilisée par des enseignants qui vont pouvoir justement utiliser ce type de ressources pour faire comprendre des choses à leurs étudiants ou à leurs élèves.

John-Edwin Graf : Ce qui est important, c’est effectivement la cible qui est visée et c’est l’occasion de parler de la personnalisation et des fonctionnalités avancées qu’on est en train de mettre en place et qui ne sont pas encore visibles, mais sur lesquelles nous travaillons avec Sciences Po. C’est justement d’avoir un corpus qui est défini par un certain nombre de documents, de formats, de savoirs et de faire en sorte que la machine soit capable de répondre à des gens qui ne connaissent pas bien le sujet ou qui ne sont pas experts. Ensuite on est capable de générer des profils pour pouvoir appréhender certains sujets qui sont expliqués de manière assez profonde dans certaines conférences. Actuellement, on travaille sur des briques d’IA qui sont assez avancées pour pouvoir faire en sorte de demander un résumé synthétique d’un sujet sur la base d’une question libre. En fonction de mon profil, qui n’est pas expert en anthropocène par exemple, j’ai peut-être besoin qu’on me formule quelque chose, qu’on me synthétise ou qu’on me vulgarise, dans le bon sens du terme, un aspect de cette conférence pour pouvoir faire en sorte que ça déclenche suffisamment d’envie pour que je puisse aller plus loin, que je fasse mon chemin et que je continue dans SOURCES pour aller ailleurs, peut-être.

On comprend que le chemin vers la source sera adapté au profil du visiteur mais aussi, sans doute, à ses expériences et à sa connaissance du sujet abordé. Selon sa manière de penser l’accès au savoir, il n’aura pas le même comportement, et ne « trouvera » peut-être pas la même chose. Tous les chemins seront alors différents.

Mais comment aura-t-il la certitude que la connaissance proposée sera la bonne, qu’il pourra l’utiliser en toute confiance ?

Jean-Pierre Berthet : C’est la question de la légitimité qui se pose ici. Or Sciences Po apporte cette légitimité et c’est clairement une volonté affichée dans ce projet. Parce qu’on est aussi dans une université de recherche, c’est de montrer qu’il n’y a pas de vérité non plus absolue sur certains sujets. SOURCES est là pour montrer les différentes expressions qu’on peut avoir sur un sujet, les points de vue. C’est une des difficultés de notre temps. Notre temps est assez simplificateur. C’est un peu le jeu de certains. Les extrêmes sont très simplificateurs dans la manière de présenter le monde, de montrer que le monde est complexe et que cette complexité va venir par les différentes voix qu’on va pouvoir faire entendre à partir de ce que l’on propose.

Pourtant, SOURCES s’appuie sur l’intelligence artificielle, comme tous les projets développés par Memory. Or aujourd’hui, on associe beaucoup IA et hallucinations, créant une certaine confusion dans la capacité qu’aurait l’IA à nous apporter les bonnes réponses.

Comment résoudre ce paradoxe ?

John-Edwin Graf : C’est vrai qu’il y a une bonne partie d’éléments qui constituent le moteur de Memory basés sur de l’IA. Mais l’IA ne se résume pas à l’IA générative. Ce sont des concepts différents et qu’il faudrait définir. Nous utilisons certaines parties d’IA pour justement à la fois organiser des choses, afin de rechercher par des mots assez simples et par des distances entre certains mots pour pouvoir faire remonter des contenus… Notre moteur est à la fois quelque chose qui nous permet d’organiser, d’éditorialiser les contenus, et la clé pour explorer une montagne d’informations qui est organisée ou pas, et dans laquelle il peut chercher des choses de manière fiable. Avec certaines briques d’IA et en particulier d’IA générative, on va augmenter ces éléments et faire en sorte qu’ils parlent plus d’eux-mêmes, de manière à enrichir la recherche « intelligente ». Là, il ne s’agit pas de produire des choses comme un LLM, OpenAI ou GPT qui a scrapé quasiment 90% du web. Avec Memory, il s’agit de RAG, de Retrieval Augmented Generation, c’est-à-dire que la recherche est basée sur le contenu lui-même, un contenu qui est réellement présent dans SOURCES.

C’est en effet une toute autre démarche. L’utilisateur est libre dans sa recherche, dans sa quête de connaissance. Il est aussi assuré que ce qu’il trouvera sera garanti par le label Sciences Po. On retrouve là les valeurs clés de la diffusion du savoir chères à l’institution.

Cette liberté est-elle totale ? Peut-on ainsi livrer l’utilisateur à lui-même ? Au contraire, faudrait-il l’orienter, le diriger vers la connaissance ?
Après tout, la question d’une direction éditoriale est légitime lorsqu’on ambitionne d’être un média ouvert.

Jean-Pierre Berthet : Déjà il y a une grande liberté dans l’usage puisque je peux aussi bien écouter un podcast dans le bus que consulter un mémoire de recherche devant mon ordinateur. Ensuite, il y a une totale liberté de recherche des sujets, des thèmes et des types de contenus consultés. A côté de ça, nous avons envie de proposer des grandes thématiques, sous forme de dossier ou de focus, que nous envisageons de mettre en avant sur une base de 3 ou 4 chaque année. Là, il y a et il y aura un travail éditorial, sur le choix des contenus par exemple, mais aussi sur leur organisation et leur présentation. Nous avons un comité éditorial qui travaille sur ces sujets.

John-Edwin Graf : Pour compléter, je dirais que l’IA pourra nous aider à éditorialiser les contenus à l’avenir. Parce qu’aujourd’hui on travaille sur à peu près 2000 contenus, mais demain on parlera plutôt de 50000. Et dans ce cadre-là, il sera intéressant de recourir à l’IA pour organiser davantage.

En définitive, il y a une sorte de garantie d’homogénéité globale sur SOURCES, d’une part parce que tous les contenus sont issus des enseignants, des chercheurs ou des invités reçus par Sciences Po, et d’autre part, parce qu’il y a des choix éditoriaux qui sont faits, assurant que tout n’est pas publié, faute d’intérêt ou de récence, par exemple. Néanmoins, certaines archives de débats, ou d’intervention de personnalités datées, sont très intéressantes à consulter ou redécouvrir des années plus tard, notamment pour donner un contexte historique à certaines réflexions. La force de l’outil développé par Memory est soulignée par Jean-Pierre Berthet comme étant sa « plasticité ». Sans doute, pour l’utilisateur extérieur au projet, la navigation dans la connaissance est-elle fluide et passionnante, ce qui est rendu possible par un énorme travail de préparation en amont et une anticipation des comportements de consultation.

Un enseignant aura peut-être demain le réflexe d’aller voir dans SOURCES ce qui est dit, quelles ressources il peut trouver, utiliser pour pouvoir alimenter son cours de nouveaux éléments.  C’est aussi une philosophie, ouvrir les portes du savoir au plus grand nombre.
« Avec mes équipes, on est assez fiers de porter ce projet parce que l’on se dit qu’on a une mission de service public quelque part. » conclut Jean-Pierre Berthet.

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