Lorsque Stéphanie Schaer, directrice de la DINUM (Direction Interministérielle du NUMérique), s’engage à promouvoir le logiciel libre, elle parle « du sac à dos numérique » que l’on doit proposer à chaque agent de l’État. Car avant de parler des communs, il convient, d’après elle, d’avoir une palette d’outils numériques qui puissent être utilisés par les agents de tous les ministères et qui institue ainsi une culture commune du numérique. Ce que nous avons en commun définirait par conséquent notre culture. Mais ce ne sont pas les logiciels, eux-mêmes, qui ouvrent le champ d’une liberté qui leur est pourtant associée dès lors que l’ouverture au monde extérieur est garantie. Ce sont d’abord les utilisateurs qui définissent ce qui leur est commun. « Notre quête de mutualisation, d’interopérabilité et d’indépendance est alignée avec la philosophie des communs numériques », résume-t-elle.

Plus tard, Stéphanie Schaer conclut :

« Notre contribution à l’émergence de communs rejoint le cœur même des missions de la DINUM : accompagner grâce au numérique l’ensemble des politiques publiques. »

Il s’agit bien d’affirmer ici que le commun est à la fois ce qui rassemble et ce qui protège, au sens de l’indépendance, de la souveraineté, une communauté dont les énergies et les motivations convergent au service d’un tout, plus grand. Mettre en commun, c’est sans doute donner une dimension positive et généreuse à une action collective dont chaque individu profite. Ainsi naît près de 300 ans avant JC, la bibliothèque d’Alexandrie. Elle réunira jusqu’à quelques 700 000 « documents » attirant ainsi les savants, les chercheurs et philosophes de l’époque selon la volonté de son créateur, général d’Alexandre le Grand, obtenant soutien et financement d’un Ptolémée, roi d’Égypte. La grande bibliothèque est entrée comme une légende dans l’histoire des civilisations, d’abord grecque, puis romaine, enfin détruite soit par les Arabes, soit par les chrétiens selon les sources. Il se peut même qu’elle ne soit qu’une légende puisque son matériau principal était fait de rouleaux de papier, aujourd’hui disparus. Ce qui reste de ce concept de commun de connaissance, en revanche, s’est propagé partout en Europe, lançant l’idée d’une connaissance universelle.

En 2014, lors de la célébration du 25ème anniversaire du web, Tim Berners-Lee, s’inquiète de la souveraineté numérique en Europe en déclarant :

« Avec la domination croissante des plateformes commerciales comme Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, etc, l’Internet s’est éloigné de sa vision originelle d’un domaine public en se privatisant, en collectant les données personnelles de ses utilisateurs et en les poussant à consommer toujours plus à travers la publicité ciblée. Pourtant, d’autres plateformes existent sur Internet qui proposent de véritables alternatives, construites grâce à l’intelligence collective. Wikipedia, Open Food Facts, OpenStreetMap, Firefox et bien d’autres, utilisés des millions de fois par jour dans le monde entier, se débattent encore dans cet écosystème. Il est temps de soutenir stratégiquement les biens communs numériques afin d’apporter aux citoyens européens davantage de bénéfices d’un monde interconnecté. »

En 2022, Henri Verdier, l’ambassadeur français pour les affaires numériques, est toujours inquiet lors de son appel à la création d’une fondation européenne pour le numérique :

« La révolution numérique, c’est une révolution de standards ouverts. Elle est aujourd’hui menacée par des acteurs malveillants, par des États qui n’ont jamais aimé les flux de liberté et d’innovation non contrôlés par l’État et par des monopoles »

Qu’en est-il dans l’enseignement supérieur en France et ailleurs ?

L’Université est précisément le lieu de cette connaissance universelle. Peut-elle être aussi un lieu de développement de communs numériques ? Si l’on s’en tient strictement à la définition des communs numériques, la question d’une gouvernance totalement ouverte et assurée par la communauté d’utilisateurs, reste un sujet complexe à résoudre. Pour autant, la création d’entités regroupant des ressources mises librement à la disposition de la communauté semble une voie attractive pour garantir indépendance et souveraineté. En mars 2024, Alexis Kauffmann, professeur de mathématiques, fondateur de Framasoft et chef de projet logiciels et ressources éducatives libres à la Direction du numérique pour l’Éducation au ministère de l’Education nationale et de la Jeunesse, animait une conférence sur ce thème à l’Université de Nantes, dans le cadre d’une journée pour le numérique libre. Les intervenants soulignent tous, ensemble, que dans notre pays l’essentiel de la connaissance est produit par des institutions financées par l’argent public et qu’il est « normal » qu’en retour, cette connaissance soit partagée de manière ouverte. Un engagement qui anime également Jean-Pierre Berthet, Sciences Po, responsable du programme Sources, commun numérique développé pour recenser les ressources pédagogiques et de recherche et les rendre accessibles au plus grand nombre.

Lire l’interview croisée de Jean-Pierre Berthet et de John-Edwin Graf, CEO de Memory, ici.

Arnaud Guével, Vice-Président formation et éducation ouverte à Nantes Université, expose au cours de cette table ronde la stratégie mise en place pour développer des communs numériques afin de partager la connaissance. Pour lui les piliers de cette stratégie sont naturellement la communauté, représentée tant par les personnels que par les étudiants eux-mêmes et l’envie de créer ensemble une fabrique de ressources éducatives libres.

« Il s’agit pour nous de sensibiliser, de former et d’accompagner les enseignants de Nantes Universités et ses partenaires dans la production de ces ressources mais aussi de piloter, de structurer les usages des étudiants et de répondre aux besoins de la communauté autour de ces nouvelles pratiques », ajoute-t-il. « On a la conviction, et les étudiants nous le font remarquer, que notre Moodle est trop fermé et qu’une fois sortis du cursus il devient inaccessible. Il faut donc transformer nos pratiques dans le partage ».

On le constate, la revendication d’une éducation ouverte dépasse de beaucoup la déclaration d‘intention. Si les étudiants sont convaincus en tant qu’utilisateurs, le seront-ils en tant que producteurs de contenus ? Sans doute une question de formation, là encore. D’ailleurs, Cendrine Mercier, enseignante chercheuse au Centre de recherche en éducation à Nantes Université (CERN) et à l’université du Mans, propose de rassurer autour de la notion de ressource numérique, « trop souvent liée à l’innovation dans l’esprit du public, alors qu’un partage avec un rétroprojecteur est déjà numérique ». Il faut habituer « les enfants dès le primaire ou le collège à voir, à découvrir ce qu’est l’université et à travailler avec des enseignants sur une relation d’échange donnant-donnant ». C’est peut-être ce qui les motivera par la suite à aller plus loin dans l’éducation ouverte et inclusive, souhaitée par tous, mais aussi de devenir contributeurs.

Charte de la culture et de la citoyenneté numérique pour l’éducation, dans laquelle il y a quatorze points répartis en 3 grands domaines : espace de vigilance, espace de droits et espace de création et d’émancipation. C’est principalement ce troisième domaine qui concerne les communs numériques. On retrouve l’esprit de cette charte dans le projet lancé il y a deux ans par les CCI de France, sous le nom de 1001 Parcours. Le monde de la formation professionnelle est au premier rang des utilisateurs de contenus pédagogiques partagés. Et là aussi, le sentiment de la nécessité d’une plus grande ouverture, d’un partage plus facile, plus libre, anime la gouvernance des CCI et les incite à créer une véritable fabrique numérique pour diffuser des ressources éducatives. Une plateforme est mise en ligne et l’ensemble de la communauté des formateurs est mise à contribution pour l’alimenter et la faire vivre au quotidien.

Les pratiques du numérique évoluent au sein des établissements de l’enseignement supérieur au rythme des usages de tous et notamment des apprenants. Il est naturel que les enseignants cherchent dans le numérique des solutions pour mieux partager, ce qui, en définitive, est leur mission originelle.

Ce partage libre garantira sans nul doute l’avenir de notre système éducatif.